XV
SURSAUT D’HÉROÏSME

Bolitho, qui essayait désespérément de rester debout, dut s’accrocher à l’épaule de Stockdale. La pinasse tossait brutalement dans les brisants. L’air était frisquet, ils se faisaient copieusement asperger et pourtant il mourait de chaud. La situation devenait plus dangereuse, maintenant qu’ils approchaient du récif. Et ses hommes, qui avaient cru naïvement que le plus dur était fait, allaient découvrir bientôt ce qui les attendait vraiment.

Les blocs de corail et les pointes de rocher se multipliaient ; les brisants blafards donnaient l’impression d’être immobiles au milieu de cailloux qui avançaient.

Pestant et jurant, les nageurs essayaient vaille que vaille de maintenir la cadence. C’était difficile : il leur fallait veiller à ne pas briser leurs pelles contre les têtes de roches qui affleuraient maintenant de tous côtés.

Le tangage était tel qu’il était difficile de garder la tête froide. Bolitho s’obligeait à répéter dans sa tête les ordres de Dumaresq et les sombres pronostics de Gulliver.

Pas besoin de se demander plus longtemps pourquoi Garrick se sentait en sûreté dans son repaire. Aucun navire, quelle que fût sa taille, n’avait la moindre chance de se faufiler sain et sauf dans ce fouillis de blocs de corail – c’était déjà bien assez compliqué comme cela pour une modeste pinasse. Bolitho essaya de chasser la pensée du trente-quatre pieds qui était supposé les suivre. Le canot portait Colpoys et ses hommes, avec leur provision de poudre. En comptant les hommes de Palliser, plus ceux qui accompagnaient Bolitho, Dumaresq se retrouvait dès lors avec un équipage réduit au plus juste. S’il était acculé à combattre, il aurait à peine assez de bras pour rester manœuvrant. Mais l’idée de le voir battre en retraite était tout bonnement impensable, et cette seule réflexion suffit à réconforter Bolitho.

— Ouvrez l’œil, là-bas devant !

C’était Ellis, bosco expérimenté, qui faisait fonction de brigadier. Il avait sondé tout du long avant de se transformer en vigie et essayait maintenant de repérer les rochers dans la nuit.

Bolitho avait l’impression qu’ils faisaient un vacarme épouvantable et qu’on les entendait à coup sûr du rivage. Mais il avait aussi suffisamment de bouteille pour savoir que c’était une impression fausse. Le tonnerre de la mer et du ressac suffisait amplement à couvrir le craquement des avirons, le grincement des dames de nage. Les choses auraient été totalement différentes par nuit de lune. Même si cela peut sembler étrange, un veilleur distingue plus facilement une simple embarcation qu’un navire maté. Plus d’un contrebandier cornouaillais en avait fait la cuisante expérience.

— La terre droit devant ! héla Pearse.

Bolitho leva le bras pour montrer qu’il avait compris et faillit s’écrouler de tout son long.

Il avait pourtant le sentiment qu’ils n’émergeraient jamais de ce bouillonnement d’eau salée, de ce chaos de rochers. Puis il vit soudain la côte, ligne pâle surmontée de nuages d’embruns. Ils étaient tout près du but.

Il enfonça ses doigts dans l’épaule de Stockdale : on eût dit un chêne.

— Doucement, Stockdale, venez un poil sur tribord.

— Les deux bords, grogna Josh Little, doucement !

Deux marins rampèrent à l’avant pour se mettre à l’eau. Pourvu qu’il n’eût pas trop mal estimé la sonde !

Un bruit sourd à l’avant : l’étrave raclait sur le fond, puis la pinasse reprit son équilibre. Ils venaient sans doute de toucher le dernier gros rocher.

— Les cabillots vont sacrément râler, ça c’est sûr, fit Little avec son gros rire – il empoigna l’homme le plus proche par l’épaule : Vas-y !

Le matelot, nu comme un ver, se laissa basculer par-dessus le plat-bord. Il resta un moment à se débattre, crachant de l’eau par les narines, avant de crier :

— C’est du sable !

— Rentrez partout ! ordonna Stockdale en donnant un dernier coup de barre, parés à sauter !

Soulagée et guidée par les hommes qui avaient sauté à l’eau, la pinasse parcourut les derniers yards qui la séparaient de la plage.

Aussi facilement que s’il avait cassé une petite branche, Stockdale sortit le safran de ses fémelots et le jeta à bord.

— Allez, tout le monde débarque !

Bolitho descendit sur la plage, le clapot lui léchant les mollets. Les hommes s’empressèrent derrière lui, bras levés au-dessus de la tête pour préserver leurs armes de l’humidité et du sable. D’autres tiraient la pinasse à l’abri sur le sable dur.

Celui qui avait atteint la plage le premier était occupé à rouler ses manches et ses jambes de pantalon.

— Ça attendra, lui cria Little ; occupe-toi plutôt de m’escalader cette pente, et vivement !

La remarque souleva quelques rires : il était étonnant de voir à quel point ils arrivaient à garder leur bonne humeur dans les circonstances les plus difficiles.

— Tiens, voilà le second canot !

— On dirait une bande de curés en goguette ! fit Little.

L’aspirant Cowdroy avait entrepris d’escalader la pente qui se trouvait sur leur gauche, quelques hommes sur les talons. Jury était resté près de la pinasse à surveiller les armes, la poudre, les balles et les maigres rations que les marins débarquaient pour les mettre à l’abri un peu plus haut.

Le lieutenant Colpoys arriva en pataugeant lourdement.

— Dieu du ciel, Richard, il doit exister d’autres manières plus civilisées de se battre, non ?

Il s’arrêta pour surveiller ses fusiliers qui débarquaient, anxieux de garder leurs longs mousquets au sec et à l’abri du sable.

— Ça nous fait dix tireurs d’élite, et des bons, vous pouvez m’en croire ! J’appelle ça du gaspillage !

Bolitho leva les yeux pour observer la crête qui se découpait sur le ciel noir. Il leur fallait grimper sans retard pour avoir le temps de se mettre à couvert : ils n’avaient guère plus de quatre heures devant eux.

— Du large ! ordonna-t-il en faisant un grand geste aux armements des deux canots, et bonne chance !

Il avait parlé intentionnellement à voix basse, mais les hommes qui se trouvaient près de lui ne purent s’empêcher de s’arrêter pour regarder leurs camarades qui allaient regagner la Destinée, les aises, la sécurité.

Les canots, délestés de la plupart de leurs occupants et des munitions, disparurent rapidement, seulement ourlés par l’éclat blanc de l’écume des coups d’avirons.

— Ça y est, ils sont partis, remarqua simplement Colpoys.

Il jeta un coup d’œil dégoûté à sa chemise de marin et à son pantalon de laine.

— Je ne survivrai jamais à ce déguisement. Mais au moins, le colonel me remarquera s’il me voit un jour dans cet accoutrement !

L’aspirant Cowdroy était redescendu de la colline.

— Dois-je envoyer des éclaireurs, monsieur ?

— Non, répondit froidement Colpoys, je vais envoyer deux hommes à moi.

Il jeta un ordre bref, et deux fusiliers se perdirent dans l’ombre comme des fantômes.

— C’est effectivement le genre de boulot qui vous revient, John, lui dit Bolitho, mais je vous en prie, n’hésitez pas à me reprendre si je fais les choses de travers.

Colpoys haussa les épaules.

— A tant faire, je préfère encore mon boulot au vôtre – il lui donna une grande claque sur l’épaule. En tout cas, nous réussirons ensemble ou nous tomberons ensemble.

Il se retourna vers son ordonnance :

— Chargez mes pistolets, Thomas, et restez à côté de moi.

Bolitho chercha Jury du regard : il était tout à côté.

— Alors, paré ?

— Oui, monsieur.

Le ressac se brisait sur la plage, mais les traces des deux embarcations avaient déjà été effacées par la mer : ils étaient seuls. Bolitho avait du mal à reconnaître l’île qu’il ne connaissait jusqu’ici que vue de la mer. Quatre milles de long sur deux milles de large du nord au sud – on aurait cru une autre terre.

Colpoys connaissait parfaitement son métier. Bulkley avait raconté à Bolitho qu’il avait été affecté à un régiment de ligne dans le temps, et cela se voyait. Il disposait ses piquets, envoyait ses meilleurs éclaireurs et gardait les marins, moins accoutumés à la marche, pour transporter les vivres et les munitions. Ils avaient une trentaine d’hommes au total, Palliser en avait à peu près autant. Dumaresq allait sûrement être content de récupérer à bord les équipages des canots.

Pourtant, en dépit de préparatifs soignés, malgré les compétences de Colpoys, Bolitho ne pouvait échapper à ce simple fait : il exerçait le commandement. Les hommes s’étaient répartis naturellement en deux files et progressaient dans le sable, rendus confiants par la sécurité que leur donnaient les éclaireurs de Colpoys.

Bolitho essayait de dominer son anxiété, qui lui rappelait la première fois où il avait fait le quart tout seul : le bâtiment qui court dans l’obscurité, et seul un mot de vous est en mesure de changer le cours des choses ; vous seul pouvez appeler au secours si nécessaire.

Il entendit soudain une cavalcade : Stockdale arrivait au pas de course, le couteau battant contre son épaule.

Bolitho l’imaginait sans peine qui s’activait pour rassembler les derniers marins restés à la traîne au point de débarquement. Sans lui, il serait mort à présent. Il était heureux de l’avoir avec lui.

— Nous ne sommes plus très loin, fit Colpoys. Mais si cet âne de Gulliver s’est trompé, je l’étripe comme un porc !

Il éclata de rire :

— Mais je suis trop stupide. S’il s’est trompé, je n’aurai pas le loisir de le revoir, pas vrai ?

Un homme glissa dans l’obscurité et s’écroula dans le sable. Son couteau tomba sur une pierre, une étincelle jaillit.

Tous les hommes s’arrêtèrent sur place, tétanisés.

— Ça va, monsieur, fit enfin un fusilier.

Un coup sourd, Cowdroy venait de donner un grand coup du plat de sa lame au fautif. Avec un comportement pareil, s’il lui arrivait un jour d’avoir besoin d’aide au combat, il avait peu de chances de devenir jamais lieutenant…

Bolitho envoya Jury devant. Il revint au bout de quelque temps, tout essoufflé.

— Nous y sommes, monsieur, j’entends le bruit de la mer, ajouta-t-il en lui montrant la crête.

Colpoys envoya à son tour son ordonnance avec consigne de faire stopper les éléments de tête.

— Pour le moment, tout va bien, nous devons nous trouver à peu près au centre de l’île. Lorsqu’il fera jour, j’essaierai de déterminer notre position avec un peu plus de précision.

Harassés par un exercice auquel ils n’étaient guère accoutumés, matelots et fusiliers avaient fait halte sous un éperon rocheux. Il faisait froid, l’air sentait le moisi, comme s’il y avait eu des souterrains dans les parages. Et pourtant, dans quelques heures, l’endroit serait transformé en fournaise.

— Postez les sentinelles, puis il y aura distribution de nourriture et de boisson. Et savourez bien chaque bouchée, la prochaine ration n’est pas pour tout de suite.

Bolitho se débarrassa de son sabre avant de se laisser choir, le dos calé contre un rocher. Il songeait à son escalade dans la mâture derrière le capitaine, lorsqu’il avait découvert pour la première fois cette petite île désolée. Et maintenant, il était sur les lieux.

Jury s’approcha de lui.

— Je ne sais pas très bien où disposer les sentinelles dans la pente, monsieur.

Bolitho se remit péniblement sur ses pieds.

— Venez avec moi, je vais vous montrer. La prochaine fois, vous saurez.

Colpoys, occupé à avaler de grandes goulées de vin tiède, les regarda s’éloigner. Le troisième lieutenant avait bien changé depuis Plymouth. Malgré son jeune âge, il avait déjà l’autorité d’un vétéran.

Bolitho essuya soigneusement le verre de la lunette et essaya de trouver une position à peu près confortable. C’était le petit matin, mais le sable comme les rochers étaient déjà chauds et la peau vous brûlait. Il aurait aimé s’en débarrasser comme on jette sa chemise.

Colpoys s’approcha, courbé en deux. Il avait à la main une pleine poignée d’herbe sèche, apparemment la seule chose qui réussît à pousser en ces lieux arides dans des creux de rocher maintenus humides par les rares chutes de pluie.

— Mettez donc ceci sur la lunette, lui fit-il, le moindre reflet suffirait à nous faire repérer.

Bolitho répondit d’un signe de tête, il avait envie de ménager sa voix et son souffle. Il leva lentement l’instrument et se mit en devoir d’explorer systématiquement le panorama. On voyait plusieurs petites crêtes, comme celle sur laquelle ils se trouvaient, mais elles étaient écrasées par la masse imposante de la colline. La pente tombait directement vers la mer droit devant lui, mais il apercevait sur sa gauche un morceau de lagon et six bâtiments à l’ancre. Des goélettes, selon toute apparence. Une embarcation faisait route sur l’eau éblouissante. Le récif de rochers et de corail se prolongeait sur la gauche, mais la passe lui était cachée par la colline.

Bolitho essaya de se concentrer sur la pointe qui fermait le lagon. Rien ne bougeait. Pourtant, c’était là que Palliser et ses hommes devaient se tapir, dos à la mer. Si le San Agustin flottait encore, il devait être de l’autre côté de la colline, sous la batterie qui l’avait réduit à merci.

De son côté, Colpoys pointait sa lunette sur la pointe occidentale de l’île.

— Regardez donc par ici, Richard, je vois des huttes, il y en a toute une rangée.

Bolitho pointa son instrument dans la direction indiquée après avoir essuyé d’un revers la sueur qui lui dégoulinait dans les yeux. De petites huttes, sommairement bâties, sans fenêtre. Elles servaient probablement à stocker des armes et d’autres réserves. Il vit soudain une silhouette microscopique qui arrivait en haut d’une crête : l’homme portait une chemise blanche, il faisait de grands gestes. Il s’avança sans se presser outre mesure jusqu’au versant. Ce que Bolitho avait pris jusque-là pour un long mousquet était en fait une lunette. Il la déplia, toujours sans trop se presser et se mit à examiner la mer, d’un bout à l’autre de l’horizon. Plusieurs fois, il se retourna pour revenir sur un point précis caché par la colline et qui semblait l’intéresser particulièrement. Bolitho supposa qu’il avait aperçu la Destinée – son cœur se serra brusquement.

— C’est par là que doit se trouver le canon, murmura Colpoys – notre canon !

Bolitho remit sa lunette en batterie. Toutes ces chaînes se confondaient dans la brume. Mais le fusilier avait raison. Il aperçut une bâche à proximité du guetteur solitaire, c’était presque sûrement le canon qui avait tant malmené l’espagnol.

— Ils l’ont peut-être mis là pour couvrir leurs prises, fit Colpoys, je ne saurais dire.

Ils échangèrent un regard, bien conscients de l’importance de la mission qui leur avait été dévolue. Ils devaient absolument s’emparer de ce canon, sans quoi Palliser serait cloué sur place. Comme pour confirmer leur intuition, ils aperçurent bientôt une colonne d’hommes qui progressaient au flanc de la colline, vers le campement.

— Dieu du ciel, regardez donc, ils sont bien deux cents.

Et il ne s’agissait sûrement pas de prisonniers. Ils se déplaçaient par groupes de deux ou trois, soulevant un nuage de poussière derrière eux comme une armée en marche. Quelques embarcations apparurent dans le lagon, d’autres hommes se tenaient au bord de l’eau, tenant de longs espars et des glènes de cordage. Ils s’apprêtaient visiblement à établir des va-et-vient pour transborder des marchandises sur les navires.

Dumaresq avait raison, une fois de plus : les hommes de Garrick s’apprêtaient à prendre le large.

— Et si nous avions tort, pour le San Agustin ? demanda Bolitho. Ce n’est pas parce qu’il est invisible qu’il a été détruit.

Colpoys acquiesça, sans lâcher sa lunette.

— Il n’y a qu’une manière d’en avoir le cœur net : descendre voir !

Jury dévalait la pente à toute allure ; il se jeta à plat ventre à côté de Bolitho.

— Mr Cowdroy aimerait savoir s’il peut avoir de l’eau.

— Pas encore, dites-lui de garder ses hommes à couvert. Un bruit, un geste de trop, et nous serons perdus. Après ça, revenez me voir. Vous vous sentez en forme pour une petite balade ?

— Oui, monsieur, fit Jury, les yeux agrandis.

Et il disparut à toute vitesse.

— Pourquoi lui ? demanda Colpoys, ce n’est qu’un enfant.

Bolitho leva sa lunette une fois encore.

— Demain matin aux premières lueurs, la Destinée va se livrer à une attaque de diversion sur la passe. C’est déjà assez dangereux comme cela, mais si l’artillerie du San Agustin est en état de marche, de même que la pièce de la colline, ce sera un vrai massacre. Il faut absolument savoir à quoi nous en tenir – il montra l’autre extrémité du lagon d’un mouvement de tête : Le premier lieutenant a ses ordres, il attaquera en même temps que la Destinée.

Le fusilier avait l’air soudain troublé. Il eût bien aimé le voir montrer plus de confiance en lui-même.

— Quant à nous, nous devrons être parés à soutenir la frégate. Mais si je devais choisir, je dirais que c’est vous qui êtes le plus important dans cette affaire. Je vais donc y aller moi-même, et j’emploierai Mr Jury comme estafette – ses yeux se perdirent dans le lointain. Si je tombe aujourd’hui…

Colpoys le poussa du coude.

— Si vous tombez ? Mais vous n’y pensez pas, je rappliquerai au paradis avec tous les marins et saint Pierre n’aura qu’à bien se tenir !

Quelqu’un avait replié une partie de la bâche : ils apercevaient une roue, celle d’une pièce d’artillerie de siège.

— Origine française, décida Colpoys, je prends le pari.

Bolitho déboucla son ceinturon et le lui tendit.

— Laissez tout ici, ordonna-t-il à Jury, ne gardez que votre poignard – puis, souriant : Nous allons faire une petite promenade, comme des gentlemen qui vont deviser gaiement le long de la route !

Colpoys hochait lentement la tête.

— Vous allez surtout vous dessécher comme des bornes, oui – il leur tendit sa flasque : Quand vous l’aurez vidée, jetez-la, ce sera toujours ça de pris.

Lorsqu’ils furent prêts, Colpoys ajouta :

— Et souvenez-vous, pas de quartier, mieux vaut encore mourir que tomber entre les mains de ces sauvages.

Ils descendirent une pente assez raide avant de tomber dans une gorge. À chaque éboulis de pierraille sous leurs pas, Bolitho avait le sentiment de déclencher un vrai tremblement de terre. Il régnait pourtant une paix étrange ; ils ne voyaient plus ni le lagon ni l’endroit où ils avaient laissé Colpoys. Pas un nid, même les oiseaux de mer ne fréquentaient pas ces lieux désolés. Cela tombait bien, rien n’aurait pu mieux révéler leur passage que les cris des volatiles.

Le soleil était maintenant très haut, la chaleur se réverbérait sur les rochers qui les enserraient comme les parois d’un four. Ils ôtèrent leur chemise pour s’en faire des espèces de turbans. Le sabre à la main, parés à toute éventualité, ils avaient l’air de forbans, tout autant que ceux qu’ils pourchassaient.

Jury lui prit soudain le bras.

— Là-bas, sur la hauteur ! Une sentinelle !

Bolitho le tira derrière lui : Jury était muet d’horreur, il venait soudain de comprendre. La « sentinelle » était en fait un officier de don Carlos, cloué bras en croix sur une planche exposée au soleil, son bel uniforme maculé de sang séché.

— Ses yeux, regardez ! murmura Jury, ils lui ont arraché les yeux !

— Allez, venez, décida Bolitho, nous avons encore du chemin à faire.

Ils finirent par arriver au pied d’un gros éboulis de rochers noircis, sans doute le résultat de la bordée du San Agustin.

Il se glissa entre deux gros blocs. La chaleur était insoutenable, sa blessure le faisait souffrir. Il se dissimula dans une faille : personne ne risquait de le voir, là-dedans. Jury se serrait contre lui, il sentait sa sueur se mêler à la sienne. Et, postés là, ils observèrent le lagon.

Il s’attendait à voir l’espagnol échoué sur la côte, ou tombé entre les mains des pirates et mis à sac. Mais non, il était tout simplement à l’ancre, des hommes s’activaient sur le pont, remettant en état le gréement, faisant des épissures, comme sur n’importe quel bâtiment de guerre au mouillage.

Le mât de hune, abattu au cours du combat, avait déjà été remplacé et c’était du travail bien fait. À voir comme ces hommes travaillaient, Bolitho conclut qu’il devait s’agir de l’équipage d’origine. Çà et là, des hommes surveillaient la besogne sans y prendre part directement : ils armaient les pierriers ou tenaient des mousquets, prêts à toute éventualité. Bolitho songea au cadavre torturé, à ce visage sans yeux. Il en avait la nausée. Pas besoin de se demander pourquoi les Espagnols acceptaient de travailler pour le compte de leurs vainqueurs, on leur avait mis sous le nez un exemple assez horrible pour leur ôter toute velléité de résistance.

Des embarcations faisaient des allées et venues le long de la muraille, on descendait des palans et des filets pour embarquer de grands coffres et différentes caisses.

Un peu à l’écart des autres, un canot restait sous le tableau. Un homme de petite taille, très droit, la barbe soigneusement taillée, se tenait dans la chambre. Une canne à la main, il faisait de grands gestes, comme pour expliquer on ne savait quoi à ses compagnons.

Même vu d’aussi loin, l’homme avait quelque chose de dictatorial, d’arrogant. L’air de quelqu’un qui a acquis son autorité à force de traîtrise et de meurtres. Ce devait être Sir Piers Garrick.

Il se penchait par-dessus le plat-bord, montrant quelque chose du bout de sa canne, et Bolitho s’aperçut que le San Agustin avait de la bande. Garrick ordonnait sans doute un changement dans l’arrangement de la cargaison pour y remédier.

— Mais monsieur, que font-ils ? murmura Jury.

— Le San Agustin s’apprête à appareiller.

Bolitho se jeta sur le dos, insensible aux pierres coupantes, essayant de remettre de l’ordre dans son esprit.

— La Destinée ne peut pas les combattre tous à la fois ! Nous devons agir immédiatement.

Jury se concentrait, fronçant le sourcil : il n’avait jamais pensé autrement.

« Etais-je ainsi à son âge, se demanda Bolitho : persuadé que nous ne pouvions pas nous faire battre, jamais ? »

— Regardez, d’autres embarcations arrivent, c’est le trésor de Garrick. Il a tout ce qu’il lui faut, sa propre flottille plus ce quarante-quatre. Il peut désormais agir à sa guise. Le capitaine Dumaresq avait raison, rien ne peut arrêter cet homme-là – il sourit tristement : Rien, si ce n’est la Destinée.

Bolitho voyait les choses comme s’il y était : la Destinée s’approchant de la terre pour faire diversion pendant que Palliser sortait de sa cachette, le San Agustin aux aguets, comme un tigre tapi dans l’ombre, prêt à lui tomber dessus dès que la frégate se serait engagée dans ces eaux resserrées, où elle n’avait aucune chance.

— Rentrons.

Bolitho se glissa en se courbant entre les blocs. Il avait du mal à admettre ce qu’il leur fallait faire.

Colpoys les vit revenir avec un vif soulagement.

— J’ai continué à les observer, ils travaillent sans arrêt à vider les huttes de leur contenu. De misérables esclaves, j’en ai vu un se faire étendre raide d’un coup de chaîne sur le dos.

Là-dessus, Bolitho lui fit un rapport complet.

— Je sais bien ce que vous ressentez, reprit Colpoys quand il eut terminé son récit. Nous sommes sur une petite île misérable, sans valeur, dont personne n’a jamais entendu parler, et c’est là-dessus qu’il va nous falloir nous battre et risquer nos vies, mais nous n’y pouvons rien. Les vraies batailles, étendards flottant au vent, sont l’exception plutôt que la règle, vous savez. On parlera d’un « incident ».

Il s’allongea sur le dos.

— Nous devons prendre ce canon, et sans attendre demain matin. C’est le seul qui puisse battre le lagon, tous les autres sont enterrés dans la colline, il leur faudrait des heures pour les déplacer – et ce délai peut suffire largement à décider du sort de la bataille !

Bolitho prit la lunette, ses mains tremblaient légèrement. Il la pointa sur la pièce, à moitié débâchée : le guetteur était toujours là.

— Ils ont interrompu les opérations de chargement, annonça Jury.

— Aucune importance, mon jeune ami, fit Colpoys, regardez donc ce qui arrive.

Il s’abritait les yeux pour essayer de mieux distinguer la mer : c’était la Destinée, dont les huniers éclatants se détachaient sur le ciel bleu.

Bolitho la buvait du regard, bouleversé, imaginant les bruits du bord, les odeurs familières. Il se sentait comme un homme perdu au milieu du désert et qui voit soudain une cruche de vin dans un mirage, ou comme le condamné que l’on mène au gibet et qui s’arrête une dernière fois pour écouter le chant de l’hirondelle. Mais ils savent aussi bien l’un que l’autre qu’il n’y a pas de vin, que les oiseaux se taisent.

— Dans ce cas, il ne faut plus tarder. Allons prévenir les autres. Mais si seulement je pouvais faire prévenir Mr Palliser…

Colpoys se tourna vers lui, les yeux brillants.

— Par le diable, Richard, toute l’île sera bientôt au courant !

Colpoys saisit son grand mouchoir pour s’éponger la figure et le cou. C’était l’après-midi, et l’amas de rochers chauffés par le soleil était devenu une vraie fournaise.

Mais leur longue attente n’avait pas été inutile : toute activité avait pratiquement cessé autour des huttes, des pièces de viande grillaient au-dessus de grands feux et le fumet montait jusqu’à eux, pour ajouter encore à leurs tortures.

— Ils vont se reposer une fois qu’ils auront déjeuné, nota Colpoys – et se tournant vers son caporal : Faites distribuer l’eau et les rations, Dyer.

Bolitho était à côté de lui.

— J’estime que ce canon est à une encablure, ajouta le fusilier.

Il plissa les yeux pour mieux évaluer la disposition des lieux. Il allait leur falloir traverser un terrain totalement découvert pour arriver jusqu’à la crête.

— Une fois que nous aurons déclenché l’assaut, il n’y aura pas moyen de s’arrêter. Ils doivent être nombreux là-haut. Il existe peut-être une soute creusée dans le roc.

Il prit le gobelet que lui tendait son ordonnance et avala une petite gorgée d’eau.

— Alors, votre avis ?

Bolitho reposa sa lunette et appuya sa tête sur son bras.

— Je crois que nous devons courir le risque.

Deux cents yards de terrain nu, pas un seul abri. Il valait mieux ne pas trop réfléchir.

— Little et ses hommes pourraient se charger du canon. Nous attaquerons la crête des deux côtés. Mr Cowdroy pourrait prendre la tête de la seconde escouade.

Colpoys faisait la grimace.

— C’est le plus ancien des deux aspirants, insista Bolitho, et il a de l’expérience.

— Je vais placer mes fusiliers là où ils seront le mieux à même de tirer efficacement, décida Colpoys. Lorsque vous aurez pris la crête, je vous appuierai. Et si vous échouez, j’aurai au moins l’honneur de mener la plus courte charge à la baïonnette de toute l’histoire de notre corps !

Ils furent prêts dans l’instant. Oubliées l’incertitude et la tension, les hommes se rassemblaient par petits groupes, calmes et déterminés. Josh Little et ses canonniers portaient des guirlandes de charges autour du cou et avaient pris en outre quelques gargousses de poudre supplémentaires.

L’aspirant Cowdroy, l’air toujours aussi réjoui, s’était entouré le visage d’un foulard. Il avait déjà sorti son sabre et vérifiait une dernière fois son pistolet. Ellis Pearse, le bosco, brandissait quant à lui une arme de son invention, une espèce d’énorme coutelas à double tranchant spécialement réalisé pour lui par un forgeron de village selon ses indications. Les fusiliers s’étaient éparpillés dans les rochers, mousquets pointés sur le sommet arasé de la colline.

Bolitho se leva et inspecta une dernière fois ses hommes : Dutchy Vorbink, Olsson, le Suédois fou, Bill Bunce, ex-voleur de son état, Kennedy, qui n’était sorti de prison qu’à condition de s’enrôler, et bien d’autres encore qui lui étaient devenus si familiers.

— Je reste près de vous, lui souffla Stockdale.

Ils échangèrent un bref regard.

— Non, pas cette fois-ci, allez avec Little. Il faut absolument s’emparer de ce canon, Stockdale, c’est une affaire de vie ou de mort – il lui posa la main sur le bras : Croyez-moi, nous dépendons tous de vous.

Et il se détourna, incapable de soutenir ce regard chargé de reproche.

— Quant à vous, Jury, vous restez avec le lieutenant Colpoys.

— C’est un ordre, monsieur ?

Son menton tremblait, on aurait dit qu’il allait se mettre à pleurer.

— Non, ce n’est pas un ordre.

— La sentinelle est descendue plus bas, murmura un homme, on ne la voit plus !

— ’partie se j’ter un p’tit godet, ricana Little.

— Sus à eux, les gars ! cria Bolitho en brandissant son sabre.

Sans se préoccuper maintenant du bruit qu’ils faisaient, ils descendirent la pente au pas de charge. Les pierres jaillissaient de tous côtés, leurs pieds soulevaient des nuages de poussière, on entendait les souffles rauques des marins à la charge, les yeux rivés sur la crête. Ils atteignirent le creux, entamèrent l’ascension de l’autre versant. Une seule chose en tête : ce canon !

Une balle venue on ne sait d’où miaula en ricochant contre un rocher. Des cris étouffés par la distance, les hommes qui se trouvaient encore près du lagon se jetaient sur leurs armes, persuadés qu’on les attaquait depuis la mer.

Trois têtes apparurent soudain sur la crête, au moment même où les hommes de Bolitho commençaient leur ascension. Les fusiliers de Colpoys firent feu, mais ils étaient très loin. Pourtant, deux des silhouettes disparurent, la troisième fit un grand bond en l’air avant de rouler dans la pente jusqu’aux pieds des marins.

— Allez, allez, fit Bolitho en agitant son sabre, on se dépêche !

Il entendit un coup de mousquet à côté de lui, un marin s’écroula en se tenant la cuisse.

Les poumons en feu, Bolitho finit enfin par atteindre un parapet de pierres grossièrement appareillées. D’autres hommes tombaient.

Il aperçut un éclair de métal, la volée du canon sous sa bâche.

— Faites attention à vous ! hurla-t-il.

L’un de ceux qui étaient cachés sous la bâche fit feu de son mousquet. Un marin tomba sur le dos, la moitié de la tête emportée par la décharge à bout portant. Trois autres tombèrent à côté de lui.

Rugissant comme une bête fauve, Pearse se jeta en avant et balaya la toile d’un grand coup de lame.

Une silhouette sortit en rampant de son abri, les mains sur la tête.

— Pitié, pitié ! criait l’homme.

Pearse le repoussa d’une bourrade.

— Tu demandes quartier, espèce de salopard ! Tiens, prends toujours ça !

La grande lame lui coupa le cou en deux et sa tête retomba sur sa poitrine.

L’escouade de l’aspirant Cowdroy arrivait à son tour par l’autre versant. Ils poussèrent des cris d’enthousiasme en voyant Pearse sortir de dessous la bâche, une grande cruche de vin à la main.

— Reprenez vos mousquets, leur cria Bolitho, les fusiliers arrivent !

Les marins se couchèrent à terre, armes pointées dans la direction du lagon. Colpoys et ses hommes, tout empêtrés qu’ils étaient dans leur lourd équipement, arrivaient au pas de course.

Colpoys se hissa enfin sur la butte.

— Il semblerait que nous n’ayons perdu que cinq hommes, ce qui est tout à fait satisfaisant.

On traînait quelques cadavres de dessous la bâche.

— De vraies bêtes, fit-il, l’air dégoûté.

Little sortit à son tour et s’essuya les mains sur la bedaine.

— Y a plein de munitions là-dedans, monsieur, mais pas trop de poudre, heureux qu’on soye venus avec nos p’tites provisions !

Bolitho, tout en partageant leur excitation, savait pertinemment qu’il devait conserver son sang-froid. D’autres pouvaient leur tomber dessus à tout moment. Il était fier de ses hommes, ils s’étaient comportés mieux qu’il n’aurait pu le rêver.

— Faites distribuer du vin, Little.

— Et n’oubliez pas de garder toute votre tête, ajouta sévèrement Colpoys. Ouvrez l’œil, mes gaillards – il se tourna vers Bolitho : Vous ne sentez pas une drôle d’odeur ?

Bolitho ouvrit grand les narines et huma le vent. Ses hommes venaient de rallumer le fourneau.

Ce fut un moment extraordinaire, quelques minutes de délire inoubliables. Il prit la cruche que Jury lui tendait et la porta à ses lèvres.

Et ce vin, qui avait goût de poussière, tout tiède, ce vin était plus délicieux que le meilleur des bordeaux.

— Ils arrivent, monsieur, regardez, par ici, les pirates !

Bolitho jeta la cruche et ramassa son sabre tombé par terre.

— Aux armes !

Il aperçut Little et ses hommes qui s’activaient, mais la pièce n’avait pas encore bougé d’un pouce. S’ils voulaient créer une diversion, il fallait faire vite.

Il entendit de grandes clameurs, se précipita au parapet. Des silhouettes se ruaient vers la crête, couteaux et fusils jetaient des éclairs au soleil. On entendait des décharges de mousquets et de pistolets.

Bolitho se tourna vers Colpoys :

— Parés, les fusiliers ?

— Feu !

 

Le feu de l'action
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